"Qu’une représentation mentale du territoire soit indispensable pour le comprendre, les romans médiévaux le font vivement sentir, mais aussi certains débats politiques de la même époque. En 1229, le doge Pietro Ziani propose de transporter Venise à Byzance; à supposer que ce transport fût possible, les quelques dizaines de milliers de Vénitiens d’alors eussent été bien trop au large dans les murs de Constantinople; faute de réductions graphiques des deux villes, il fallait se fier à des souvenirs et à des supputations très approximatives; l’évaluation des distances était tout aussi vague. La proposition fut sérieusement discutée, mais les conseils préférèrent l’opération inverse: considérer que, désormais, Byzance était à Venise. Par son contenu légèrement surréaliste, cet épisode fait toucher du doigt les conditions matérielles dans lesquelles le pouvoir s’exerçait jusqu’au XVIe siècle au moins, incapable qu’il était, par défaut d’instruments, de mesurer exactement les termes d’un problème géopolitique.
De même, dans les romans du cycle d’Arthur, Perceval parcourt un pays où il se perd constamment, dont les villes et châteaux apparaissent ou s’effacent avant tout, pour le lecteur actuel, parce que les itinéraires qui les unissent ne sont pas identifiés. Ce que nous prenons pour une invention poétique restitue la réalité quotidienne du voyage: on y demande son chemin sans cesse, comme les fourmis, chacune à toutes."
André Corboz, «Le territoire comme palimpseste», 1983.
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