Pour Nicolas
Hier, j’ai voulu m’initier au Vélib’. Ces temps-ci, c’est plutôt calme, à Paris. Alors, j’ai pensé que c’était une excellente occasion pour y pédaler. Je suis allé au guichet de la RATP qui est situé au sous-sol de la gare de l’Est. Problème: l’employé, un type à moustache, m’a dit que ma carte Navigo ne pouvait pas faire office d’abonnement (au Vélib’) et que je devais m’adresser à la mairie de mon arrondissement. Las, je suis reparti en direction du couvent.
Sur un coup de tête, j’ai rebroussé chemin. J’ai observé longuement une carte du réseau de banlieue. Choisissant, pour ne pas passer pour un velléitaire aux yeux de l’employé qui m’avait renseigné, le guichet qui se trouve de l’autre côté de l’espace RATP, j’ai acheté trois tickets: un Paris-Noisy-le-Sec, un autre ticket pour le tram reliant la gare de cette ville à celle de Saint-Denis et un dernier ticket pour rentrer. L’employée, une jeune métis, a dû s’y reprendre à plusieurs fois et me montrer son écran, afin que nous tombions d’accord sur l’itinéraire projeté. Après avoir réglé la somme, et tandis que j’étais sur le point de franchir le tourniquet, j’ai réalisé que le dernier ticket, celui du retour, portait la mention "Paris-Saint-Denis" et non pas "Saint-Denis-Paris". Inquiet, hésitant à interroger l’employée, j’ai finalement laissé tomber et me suis enfoncé dans le couloir du métro.
La gare "Magenta" du RER E doit être assez récente. L’espace des quais est très vaste, très haut. Les rames y pénètrent comme dans un étui parfaitement à leur mesure, à l’éclairage orangé qui se diffuse homogène. Tout de suite, je me mets en mode reconnaissance: les voyageurs sont de couleur, pour l’essentiel. Nous devons patienter dix minutes. Au bout de trois ou quatre minutes, une rame arrive. Je sursaute. Comme je lui tournais le dos, je n’ai pas eu le temps de lire son nom et sa destination. J’hésite. Une jeune fille remarque mon ballet, mais je l’ignore et tâche de reprendre contenance au plus vite. Quelques instants d’attention me permettent de noter que toutes les lumières des wagons s’éteignent en même temps et, surtout, qu’aucun voyageur ne fait mine de s’approcher des portières. D’un haut-parleur, une voix confirme que la rame est à son terminus et que personne ne doit monter à bord. D’ailleurs, celle-ci repart aussitôt.
Une minute avant l’arrivée de VAHO, le nom qui me concerne, une jeune Noire opulente me demande si le train s’arrêtera à Champigny. Embarrassé, je réponds: "Oulala, je ne sais pas… Les noms des gares sont marquées sur l’écran…" L’écran est placé très haut. J’observe la jeune femme qui lève les yeux, mais on lit très mal à cause des reflets. Un peu plus tôt, une autre voyageuse a voulu voir si le train serait "court" ou "long" et s’est exclamée: "Je vois rien!" Elle a dû reculer de plusieurs pas. J’observe encore la femme qui s’est adressée à moi. Elle ne semble pas voir grand-chose non plus. Une fois installé dans le wagon, je la repère à nouveau. Elle a pris le risque de monter. Elle est accompagnée d’une femme plus âgée, en fichu rosâtre.
Le train bouge. On sort. Je suis des yeux les façades, les barrières, les câbles dans la lumière. La chaleur est excessive. Je reconnais le chapiteau bleu de l’École du Cirque, la rue de la Clôture, j’essaie de voir si des caravanes ne sont pas installées entre les piliers du périph. Il y a des véhicules de ce genre, mais ils n’ont pas l’air clochardisés. En imagination, durant un instant, je suis les voies de chemin de fer parallèles qui virent et disparaissent, en me disant que ce sont les voies du TGV, celles que j’ai empruntées quand je suis allé retrouver S. à Bâle, ce printemps. Je ne suis pas dans le TGV. Je suis dans le RER. La vitre est griffée. Cette griffure fait une lettre, elle-même partie d’un mot que j’ignore, inscrit sur la coque du wagon. Je songe à Maspero dans le "Roissy-Express". Ici, la vitre n’est pas opaque. Le dehors éclate sous le soleil.
Pantin. Arrêt. La jeune femme qui ne sait pas si le train s’arrêtera à Champigny s’est levée. Elle hésite encore. Peut-être vaudrait-il mieux descendre et interroger un agent? Mais déjà le train est reparti.
Noisy-le-Sec, je descends, les laissant, la jeune femme et la dame au fichu rosâtre, à leur indécision. (Au moment où j’écris ces lignes, je consulte Wikipédia: la lettre "O" de "VOHA" signifie que la rame était un omnibus, c’est-à-dire qu’elle devait s’arrêter à toutes les gares du parcours jusqu’à Villiers. Or, il y a bien une gare "Les Boullereaux-Champigny" sur le trajet. J’espère que les voyageuses ont persévéré et sont restées dans la rame.)
À Noisy-le-Sec, nous sommes nombreux à descendre. Nous nous trouvons tout au bout du quai. Il faut marcher jusqu’à l’escalier et au conduit qui joint la sortie.
Je sors. À ma gauche, un pont qui surplombe les voies. À droite, la station du tram. En face, une rue. Il y a des cafés, des hommes sur les terrasses, dans la chaleur. J’organise la distribution des tickets de transport dans les poches de mon pantalon. Je fais quelques pas. Un tram est là, mais à quelque distance de la station. Peut-être cinquante mètres. Comme il n’est pas devant la station, les voyageurs doivent patienter.
Enfin, le tram se met en branle. Cinquante mètres. Glissement des portières. Surprise: ça ne vas pas jusqu’à Saint-Denis. Ça s’arrêtera place du 8-mai-1945, à La Courneuve. J’hésite. Tout ne file pas droit. Décidément, c’est l’aventure. Je n’hésite pas longtemps et choisis un siège isolé, côté soleil. J’ai raison de ne pas attendre le tram suivant, mais je ne sais pas encore pourquoi. Au moment de partir, le tram se remplit d’un coup. Un ado vient s’asseoir en face de moi et me lance un regard. Nouvelle reconnaissance: une fraction de seconde, en détournant les yeux, je pense que c’est un regard "d’ici", dont il ne faut pas exagérer la dureté. Ne pas oublier que "t’es-qui-toi-fils-de-pute" peut n’être, suivant l’endroit, pas très différent de "vous-m’avez-l’air-plutôt-antipathique". Dans le même temps, je pense aussi que tout cela (surtout cette réflexion) est pur fantasme.
Le tram s’engage sur le pont. Immensité des voies dans le feu du jour. On est apparemment dans un espace de triage. Et c’est comme si la gare avait été ajoutée après coup, dans un coin de cet espace, parce qu’il fallait bien la mettre quelque part. Cette impression ne va plus me quitter tout au long du trajet, à propos des routes, des ponts, des immeubles, des hangars, étalés à distance sous le ciel: il fallait bien les mettre quelque part; on les a dispatchés comme ça.
Deux arrêts, on est à Bobigny. Tout est ouvert, horizontal. Le tram a ceci de particulier qu’il avance sans heurt. Il offre le plus proche équivalent du travelling latéral. (C’est parfait: je suis bien venu dans ces parages pour voir un film.) J’apprécie le passage du canal, perpendiculaire aux voies, ce qui lui donne un sens du lointain. On s’arrête près du Centre commercial Bobigny 2. Longue façade aveugle corrompue. Près de l’entrée (l’entrée principale? secondaire? l’entrée de service?), un grand sigle, un sigle-valise, à la fois "b" minuscule et "2", et la base du "2" se prolonge le long du mur, tandis que l’on roule plus avant.
Un arrêt. Noisy de nouveau, mais pas sûr.
"Drancy-Avenir", autre station. Il y a là-bas l’entrée, qui fait un peu mosquée, de l’hôpital franco-musulman "Avicenne".
Redépart. Immeubles étriqués. Battants de fenêtres qui font des lignes entrecroisées. Pénombre de squares modiques. Filles qui se balancent. Autoroute. Je pense à des expressions que j’ai lues pour ma thèse: trop large emprise au sol des infrastructures. On approche de La Courneuve.
Le tram se vide, se remplit.
Babil. Babel.
Je ne tourne presque jamais la tête vers l’intérieur. Maintenant, je cherche les fameuses barres, les barres qui sont encore debout. J’en vois assez loin, d’une longueur honorable. Elles cachent en partie des tours.
Placages. Frontalité.
Désert, écrit-on. C’est, je crois, l’ouverture du paysage qui appelle ce mot. Quand on arrive place du 8-mai-1945, on est aussi près du carrefour des Quatre-routes, ou bien je confonds les deux, ou bien c’est la même chose. Il n’en reste pas moins que l’effet est bien de l’ordre du Far West. À l’échelle des alentours, la place est minuscule et bizarrement encombrée. Il y a les voies du tram, l’abri en matériaux synthétiques, les cafés-terrasses aux devantures seventies et séniles, les trous d’espace, les gabarits inégaux, le trafic. Je sors du tram pour apprendre, d’une dame en boubou qui est en train d’informer un voyageur plus perdu que moi de l’existence d’un bus de remplacement, que le reste de la ligne est hors d’usage. J’aurais pu attendre longtemps à Noisy.
Il fait très chaud. Un bus est de travers sur le carrefour. La dame dit: "C’est celui-là… Il vient de partir…" Et, en effet, le bus a démarré.
Un autre bus arrive assez vite. Je grimpe. J’attends.
Les voies. Les terrasses. Les hommes.
Ce carrefour, c’est le cœur de ce petit voyage: une disparate qui palpite.
Assez vite, le bus repart.
Après, il y aura les rues piétonnes et bondées de Saint-Denis, le panneau "Centre commercial basilique", le bus qui se vide de plus en plus, cet homme d’allure indienne ou pakistanaise qui me demande si l’on est bien arrivé à la gare ("Je ne sais pas… Je ne crois pas…") et finalement la gare, et le regard de la jeune fille du guichet quand je lui demande si les RER passent ici ("Pour aller où? – À Paris. – Voie 2.") et le boyau qui sert de souterrain pour joindre les quais… Le plafond bas, les ampoules nues… Voie 2 ou laquelle? Je ne sais plus. Une rame est en partance… Une autre arrive. Un vieil homme, que j’interroge sur sa destination, d’une voix éraillée me souffle: "Corbeil-Essonnes". Voie 4, un jeune garçon de dix ou onze ans, un peu épais, me demande si c’est ici que passe le train "pour Gare du Nord". Je déchiffre l’écran voilé par les rayons insistants (il doit être 18 heures): "Oui, mais dans une demi-heure... Attends, il y en a un autre qui passera voie 5 dans 10 minutes…" Le garçon est déstabilisé. Il répète la question que sa mère, sans doute, lui a ordonné de poser, celle-ci et pas une autre: "Oui, mais… Ici, ici, c’est bien pour Gare du Nord?" À mon tour, je répète que oui, mais qu’il vaut mieux changer, parce que la prochaine rame passe en face, dans dix minutes… Nouvelle incompréhension. Déjà, le quai numéro 5 s’est rempli. Je me détourne du garçon.
Et puis, dans le RER, il y aura encore ce type, dont je penserai qu’il est celui qui se tenait assis, le front appuyé sur ses genoux, à quai, pendant qu’on attendait, répartis par grappes à l’ombre des panneaux d’information. Une minute après le départ du train, il vomira contre la porte automatique à peine refermée. Un jeune en casquette Yves-Saint-Laurent lui tendra une bouteille d’eau pour qu’il nettoie la porte et qu’il se rafraîchisse. Un autre type, un Blanc, demandera: "Qu’est-ce qu’il a?"
Moi, je ne dirai rien.
Je garderai les yeux rivés sur les cannelures et la diversité bâtie de la banlieue, ce 16 août de soleil et de chaleur avant Paris.
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